En vol

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Image de la superbe chaise de l'artiste SAB

lundi 25 avril 2016

SUSPECTER OU SOUPÇONNER ?

            
Illustration de Philippe Geluck
 (prise sur ce site)


D’ordinaire, les anglicismes ne me dérangent pas autant qu’ils le devraient. Sûrement parce que cela m’amuse de découvrir, cachés derrière leur allure branchée, l’origine secrète de mots qui me sont familiers… en version originale – et de me moquer, en douce, de ceux et celles qui pensent être à la pointe du progrès en les détournant façon djeun’.

Ainsi, j’ai longtemps relevé l’utilisation du mot « juste » – je parle de cet adjectif transformé en adverbe, comme dans « C’est juste pas possible ! », un anglicisme flagrant, ainsi que le Robert le spécifie…  justement, ou avec justesse.

Je suis juste fatiguée d’être aussi tatillonne, me disais-je, en donnant à ce terme son sens autorisé de « seulement ».  Avec le temps, pourtant, on s’use à de telles observations, jusqu’au jour où l’on se surprend à commettre soi-même l'erreur honnie, ce qui m’a amenée à écrire ce petit billet souriant, que j'aurais aussi pu intituler « Juste vintage » !

Et voilà que mon oreille est à nouveau interpelée par une dérive fréquente, puisque forcément, le récit des affaires judiciaires abonde dans les news (pardon, les informations). Je fais référence au remplacement systématique du verbe « soupçonner » par celui de « suspecter » et, dans ce cas aussi, il est clair que l’anglais a encore frappé.

Que l’on parle d’un individu « suspect » – à savoir menaçant –, parce qu’il se balade avec une ceinture d’explosifs, passe encore. Mais quand on annonce que tel autre est « suspecté » d’avoir laissé son chien souiller le trottoir, cela me paraît un tantinet exagéré.

En effet, le Petit Robert (en tout cas, le mien) spécifie que les deux verbes sont synonymes, mais que « suspecter » a une valeur plus péjorative que « soupçonner ». Un suspect est « douteux, équivoque, interlope, louche ». Suspecter, c’est « incriminer, soupçonner, mettre en cause... »

Soupçonner, c’est « faire peser des soupçons sur… », « mettre en doute », mais on note qu'un « soupçon » renvoie à une « très petite quantité », comme dans « un soupçon de rhum » (ou « de rouge » !).
On voit tout de suite que si « suspecter » prime autant sur « soupçonner », ce n’est pas juste (comprendre : uniquement) parce que l’on lit les sous-titres des séries US que l’on regarde en V.O. 

Non, c’est le contexte actuel qui veut cela : le danger est omniprésent, dans la rue, dans les transports en commun, et même entre ses quatre murs. La tentation est grande de sortir d’emblée l’artillerie lourde, fût-elle langagière.

Moi-même, je l’ai expérimentée : assise à mon stand, lors d’une journée de présentation de mes livres et me trouvant soudain dominée par un individu épais, tondu, barbichu, de noir vêtu, entouré de deux sbires du même tonneau, je n’ai pas hésité : je l’ai vite suspecté d’appartenir à un parti politique avec lequel je n’ai aucune affinité. Pas une seconde l’ai-je soupçonné de ne pas apprécier mes thèmes littéraires. La manière dont il a reposé Histoires floues après avoir lu le mot nazi (et sans doute celui de Juifs) sur la 4ème de couverture était parlante, autant que sa réaction au mot Résistance, prononcé cette fois par mon voisin de stand. Telle Saint-Just, j’ai fait passer le chaland chauve du stade de « suspect » à celui de « condamné » – en deux temps et trois mouvements de recul !

Finalement, l’air du temps a du bon, et le peuple un certain instinct dans ses options linguistiques. Appelons donc un chat un chat, et quand l’Autriche aura confirmé qu'elle souhaite reconduire sa politique de l’an 38, on saura que le moment est venu de commencer à brûler son (grand ou petit) Robert. Trop de nuances là-dedans, pas vrai, Ray Bradbury ? 

(Qu'il repose en paix, ce cher prophète, en compagnie de George Orwell – leur seul tort est d'avoir eu raison.)

 



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