En vol

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Image de la superbe chaise de l'artiste SAB

lundi 12 juin 2017

VU PAS VU - RUE PAR RUE (suite et fin).

BALADE SUR L'AVENUE BIECKERT




Cette dernière promenade de la saison, accompagnée par l'historienne niçoise Véronique Thuin-Chaudron, a été l'apothéose de la série, dont les deux comptes rendus précédents figurent sur ce blog. 

Si, comme moi, vous ignoriez tout de celui qui a donné son nom à cette petite et néanmoins magnifique avenue, il est temps d'éclairer votre lanterne. Ce monsieur n'était pas niçois de naissance, on l'aura deviné à son nom. En effet, il était né (en 1837) en Alsace, à Barr très exactement, dans une famille assez modeste. Son père était brasseur, et Émile fera fortune dans la bière, en Argentine, avant de venir acheter un "territoire" en terre niçoise, au  flanc de la colline de Cimiez. 



Mais avant même de raconter cette aventure-là, Véronique Thuin-Chaudron nous a rappelé quel était le contexte du quartier avant l'arrivée d'Émile Bieckert. Il s'agissait de terrains ayant une sublime vue sur la ville et la mer. La richesse de la végétation était indescriptible : orangers, citronniers et cultures de fleurs abondaient, notamment dans la propriété de l'Hermitage (dont un hôtel a ensuite repris le nom). Cette dernière était ouverte aux visiteurs, un guide les invitait même à entrer pour admirer le domaine et la vue !

Plusieurs des édifices bâtis sur ces terrains furent ensuite affectés à des lieux de culte, tel le couvent des Ursulines. La propriété appartenait au Général de Venanson. Vendue, elle fut transformée en pensionnat pour jeunes filles de bonne famille. Une école jouxtait un couvent, clôturé, et une chapelle y fut édifiée où Don Bosco aimait à se rendre... 



Une autre école sera édifiée sur le terrain ayant appartenu à la Polonaise Delphine Potocka, une amie de Chopin, qui y avait planté des milliers d'orangers. Sa maison (la Villa Iridia) n'existe plus. À la place se trouve maintenant l'institution Stanislas. À côté, là où se trouva ensuite le Domaine de l'Assomption,  fut ouvert le "Petit Lycée", une annexe du Lycée Masséna, dont les anciens se souviennent peut-être. Aujourd'hui, c'est le collège Roland Garros qui s'y trouve. Dans les années 20, il y fut aussi créé une école d'aviateurs. 
On note donc la vocation hautement pédagogique du quartier !




Toutefois, on s'en souvient, 1905 est la date de la séparation de l'Église et de l'État. Résultat, les fonds viennent à manquer aux nonnes, le couvent Sainte Ursule, la Villa Gabriel et les dizaines de milliers de mètres carrés qui les environnent sont mis en vente, et c'est là que notre Alsacien-Argentin intervient : il achète le couvent (mais pas les Ursulines, qui sans doute furent relogées ailleurs) pour le transformer, et recomposer tout ce territoire. 

Il crée alors un parc "hygiénique de déambulation", et un parc hôtelier, ajoutant au Palais Langham l'hôtel Hermitage (architecte Charles Dalmas), ainsi que l'hôtel Bristol et la Villa Beau-Site, situés sur le boulevard Carabacel. 





Si l'on se demande comment Émile Bieckert, le fils d'un petit brasseur alsacien, en est arrivé là, eh bien, c'est très simple : il suffit de poser la question à Véronique Thuin-Chaudron, qui connaît son CV comme si le monsieur faisait partie de sa famille. 
C'est une belle "success story" que cette dernière nous a racontée, qui prouve que l'Amérique du sud pouvait rivaliser avec celle du nord en matière d'enrichissement. 

Parti pour Buenos Aires sans le sou, Émile Bieckert y crée la première usine de bière. Il y ajoute une méthode innovante de réfrigération, et le tour est joué. Il diversifie, et ouvre également un hôtel (baptisé avec une logique toute cartésienne "l'Hôtel Royal de Buenos Aires"), et un théâtre. Sans oublier son activité hippique, puisque c'est lui, dit-on, qui introduit les chevaux percherons en Amérique latine. 
Il devient milliardaire (et quelle que soit la devise, cela faisait un paquet de picaillons), ce qui lui permet d'acquérir en sus quelques automobiles, et de s'adonner à sa passion des jardins. 

Avec tout cet argent, âgé de plus de 50 ans, il arrive à Nice – dont on se souvient qu'elle attirait les fortunes du monde entier – pour y acheter un parc, dont l'entrée se trouve sur l'avenue Carabacel, et qu'il clôt de grilles, car la mairie, mesquine, lui a refusé l'installation de canalisations... 


Entrée de l'ancien funiculaire (conçu par M. Stigler, 
qui était fabricant d'ascenseurs à Nice)

Juste à côté se trouve la gare de ce funiculaire qui épargnait l'ascension pédestre de la colline aux résidents. Ceux qui s'y prêtent remarquent la rampe en faux bois, et la superbe végétation qui entoure l'escalier. 



Outre les nombreux hôtels qu'Émile Bieckert contribue à ouvrir dans ce quartier, grâce au talent de bâtisseurs tels que Charles Dalmas, et aux compétences des Agid, une dynastie d'hôteliers venus d'Autriche-Hongrie (plus exactement de Lemberg, en Galicie, car ils étaient juifs et avaient de bonnes raisons de fuir ces régions-là...), c'est un concept nouveau qu'il va faire naître sur cette colline,  à savoir un lotissement, "Le Domaine de Carabacel" dont l'argument principal, mis en avant par la publicité de l'époque, était la beauté des jardins. 

En effet, il s'agira là de concevoir une "cité-jardin", au caractère privé, créé grâce aux investissements originaux et innovants d'Émile Bieckert. Une voie privée, un lotissement privé, tout cela n'existait  pas encore, et préfigurerait d'un bon siècle les "gated communities" ou propriétés closes, que l'on trouve à présent aux USA – et à Nice.   

De même, Émile Bieckert est à l'origine d'un concept nouveau, lors de la transformation d'un hôtel en appartements, auxquels fut adjoint un service de restauration, comme dans le Carlton House Terrace.  Les domestiques des familles aisées qui y prenaient leurs quartiers avaient leurs logements à l'arrière du bâtiment et, innovation de l'architecte Charles Dalmas, ceux-ci donnaient sur des courettes intérieures qui permettaient d'aérer les pièces d'eau. 

Ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale que l'on édifie des immeubles dans le quartier, tel le Bella Vista, ou les Terrasses Fleuries (architecte Richard Laugier) conçues aux alentours de 1928, et vendues en appartements, ce qui était une grande innovation.  
Quant à notre Émile, il mourut sans descendance peu avant la guerre de 14, et légua sa fortune à son beau-frère, dont l'histoire ne semble pas avoir retenu le nom. 

Bon, après tout ce laïus, il est temps de passer aux  images, qui en diront davantage, et donneront envie de prendre le temps de flâner sur cette colline - en prenant peut-être la précaution de se munir d'une ombrelle, en guise de clin d'œil à cette belle époque ? 




N'hésitez pas à cliquer sur les mots colorés
pour avoir accès à des explications complémentaires.




Le Palais Langham a été évoqué dans le journal
intime de Liane de Pougy ("Les cahiers bleus") et
dans "La Villa triste" de Patrick Modiano.





Au début de l'avenue, en bas, se trouve cette villa, à laquelle on ne prêterait pas grande attention en temps normal. Or elle a été conçue en un temps où  les architectes se mirent à rompre délibérément avec l'éclectisme, en créant, par exemple, ce modèle néo-provençal. 
Son nom est tout un programme : LA MAISON AU SOLEIL ! Il s'agissait d'une villa unifamiliale – donc prévue pour une seule famille –, divisée en appartements par la suite, on s'en doute. Au niveau rue, plusieurs garages. Elle a été faite de pierres de taille, avec des balcons de "tuiles canal" ; elle comportait aussi une pergola sommitale sur terrasse, qui a été supprimée. 
C'est une demeure qui correspond bien au nouveau désir, après la guerre, de passer à Nice la saison estivale, et non plus seulement celle d'hiver. 



"LES TERRASSES FLEURIES" 
(architecte Richard Laugier
au style art déco, 
avaient la particularité
de posséder des chambres de service 
au rez-de-chaussée,
 avec eau courante chaude et froide 


C'était aussi le premier immeuble conçu 
(circa 1928) avec de vrais balcons : 
avant guerre il n'y en avait nulle part. 
La rénovation de sa façade est prévue. 



La villa MAGUY ROSE
Architecte Charles Palmero
Parti de rien... il a aussi conçu 
l'hôtel Martinez, à Cannes



LE CARLTON 
On aperçoit l'Hermitage, derrière. 


Ci-dessous : LA RAMURE



Cette imposante villa fut fut commandée 
par Jeanne Harding, qui posa 
pour le peintre Toulouse Lautrec.
 L'actrice Gaby Morlay y vécut. 

Ci-dessous les arbres magnifiques 
qui jouxtent sa marquise.



Jeanne Harding fit également construire 
la villa d'à côté, LE MIRAGE...

...non loin du Petit Palais, où séjourna André Gide, 

mais ce ne fut jamais le cas de Sacha Guitry, contrairement à ce qu'en prétend 
une "légende urbaine". 

 

(Au numéro 17, LE PETIT PALAIS, 
à présent un hôtel) 




Portrait de Jeanne Harding, 
par Toulouse Lautrec

ON CONTINUE... 




Au numéro 58, une villa construite pour la 
famille Bavastro. Néo-provençale, avec
un appareil de pierres de taille à bossage, 
et on note aussi les trois petites ouvertures 
de type colombier. 
On est là dans le lotissement conçu par
ÉMILE BIECKERT. 



Au numéro 60, Le Séréna. 
Cet immeuble à la facture contemporaine
a été conçu par André Minangoy
l'architecte de "Marina Baie des Anges"


 

Bel olivier, témoin du passé...


Au numéro 64, LA VILLA MAGDA, un édifice 
au style archaïsant, aux airs de chalet, 
et aux stucs éclectiques... 
Son architecte avait encore un pied dans le passé. 


Au bout de l'avenue, on aperçoit deux 
superbes immeubles.
À gauche, à l'angle du Bd de Cimiez, 
LA VILLA ARGENTINE.
De facture Art Nouveau, 
elle fut ensuite revendue
à un bey oriental, 
avant la Première Guerre mondiale. 
Et à sa droite, 
LA VILLA JULIETTE,
de style Art déco, 
à la façade décorée de
motifs floraux. 


Avant de nous quitter, notre guide nous a rappelé un épisode récent plus tragique, ayant pour cadre l'hôtel Hermitage (à présent transformé en appartements) : ce lieu servit de QG à la Gestapo, entre 1943 et 1944. Les nazis y torturaient leurs prisonniers juifs, et/ou résistants. Jean-Marie Le Clézio l'évoque dans son roman "Étoile errante", dont Véronique Thuin-Chaudron nous a lu un passage, suscitant ainsi une intense émotion... Les murs ont une mémoire, et parfois même ils en crient*... 



Un dernier regard, sur la grille de
la propriété de la famille Caputo... 



Voilà cette balade achevée. Une fois encore, je remercie VU PAS VU, que j'engage les Niçois à rejoindre – mais surtout notre conférencière, dont j'ai utilisé (une partie de) l'immense travail de recherche, et quelques images, pour écrire ce billet, à l'intention de ceux et celles qui n'ont pas pu assister à cette promenade passionnante. Les apports historiques, les références musicales, artistiques et littéraires de Véronique Thuin-Chaudron ont rendu ces matinées exceptionnelles de qualité et d'émotion partagée. 

Merci également à Jacques Lefebvre-Linetzky dont l'œil de photographe averti a su capter les façades des bâtiments dont il  a été question. 



Et maintenant, il ne vous reste plus qu'à trouver cette ombrelle, et à enfiler vos baskets !




~  ~  ~  ~  ~  ~  ~ 


*cf la nouvelle que m'a inspiré l'hôtel Excelsior, avenue Durante, intitulée "Le cri des murs" dans le recueil "Rêves de rencontres sur la Riviera, publiée en 2016 (éditions Ovadia, Au Pays Rêvé).

3 commentaires:

  1. Quel guide du fais, Cathie, et quel bonheur de se promener en te tenant la main dans ce qui, pour moi, vu de Rennes et de sa tristesse, ressemble le plus au paradis. J'espère que les Niçois s'en rendent compte... Bises d'Albert

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    1. Cher Albert, la guide, c'est surtout notre historienne, dont je n'ai fait que noter les paroles ! Cela étant dit, OUI, je crois que les Niçois apprécient à sa juste valeur les richesses architecturales de ses rues. En tout cas, ceux et celles qui font ce genre de visite !
      Et merci de ce commentaire.

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  2. Merci pour cette promenade qui suscite notre admiration et aussi de la nostalgie !
    Laurence

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