Voilà bientôt trente ans que Georges Brassens a cassé sa pipe, sa belle pipe en bois, et qu’il gît à Sète où croquants et croquantes repentis peuvent lui rendre visite sans jamais l’importuner….
Il nous manque, il me manque toujours, à moi qui ai appris la poésie en écoutant ses chansons autant que dans mes livres de classe, voire davantage.
J’étais petite, pourtant, et comme on le dirait aujourd’hui, pas vraiment sa cible. Mais voilà, ses 33 tours arrivaient chez nous dès qu’ils apparaissaient chez le disquaire, achetés, presque en douce, encore tout chauds de la censure qui les entourait. À peine le seuil franchi, qu’ils étaient posés sur notre tourne-disque, tournés et retournés toutes les trente minutes comme des galettes, passés et repassés, sans leur jaquette dont chaque détail était scruté.
Et en quelques jours ma jeune mémoire fraîche et enthousiaste avait imprimé les paroles chaque chanson, tandis que leur mélodie fredonnée envahissait la maison tout entière.
L’image qui illustrait chaque disque faisait partie du tableau sulfureux qui entourait l’artiste. L’album numéro 3 représentait du reste sa tête, posée telle une bombe prête à exploser au bout d’une mèche allumée.
« Ce n’est pas pour les enfants », disait-on alors, mais fort heureusement, à la maison, on n’écoutait moins la voix des braves gens que celle de l’Auvergnat – qui chez moi s’avérait être Corrézien ! – et, donc on me laissait sans état d’âme deviner ce que cachait le P… de « P…. de toi », ou pourquoi ce voyou avait perdu la Tramontane en perdant Margot, et j’avoue sans honte que cette éducation-là m’a apporté davantage que bien des cours d’instruction civique !
Aujourd’hui, je me réjouis de l’héritage merveilleux que m’a laissé Georges Brassens : Je connais encore par cœur toutes ses chansons, même si je les chante faux, et ses rimes m’ont enrichie plus que le loto (auquel je ne joue pas).
Et lorsque, par hasard, je tombe à la télé sur une émission qui traite des exécutions capitales aux USA, du désastre humain qu’elles engendrent chez les acteurs, fussent-ils volontaires, de leur déroulement, et chez les proches des exécutés, eh bien, il me revient soudain à l’esprit les paroles du GORILLE.
Alors je remercie la république dans laquelle je vis d’avoir aboli cette sentence effroyable, et même si je suis triste que Georges Brassens ne soit plus parmi nous aujourd’hui, je suis heureuse qu’il n’entende pas monter alentour la sombre rumeur des « Philistins, épiciers », et « des imbéciles heureux qui sont nés quelque part … de la race des chauvins, des porteurs de cocardes » - qui, s’ils avaient voix au chapitre auraient vite fait de nous faire entonner « Gare au gorille ! » en courant nous réfugier dans les bras du premier pornographe du phonographe venu, par esprit de provocation.
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LE GORILLE
C'est à travers de larges grilles,
Que les femelles du canton,
Contemplaient un puissant gorille,
Sans souci du qu'en-dira-t-on.
Avec impudeur, ces commères
Lorgnaient même un endroit précis
Que, rigoureusement ma mère
M'a défendu de nommer ici...
Gare au gorille !...
Tout à coup la prison bien close
Où vivait le bel animal
S'ouvre, on n'sait pourquoi. Je suppose
Qu'on avait du la fermer mal.
Le singe, en sortant de sa cage
Dit "C'est aujourd'hui que j'le perds !"
Il parlait de son pucelage,
Vous aviez deviné, j'espère !
Gare au gorille !...
L'patron de la ménagerie
Criait, éperdu : "Nom de nom !
C'est assommant car le gorille
N'a jamais connu de guenon !"
Dès que la féminine engeance
Sut que le singe était puceau,
Au lieu de profiter de la chance,
Elle fit feu des deux fuseaux !
Gare au gorille !...
Celles là même qui, naguère,
Le couvaient d'un oeil décidé,
Fuirent, prouvant qu'elles n'avaient guère
De la suite dans les idées ;
D'autant plus vaine était leur crainte,
Que le gorille est un luron
Supérieur à l'homme dans l'étreinte,
Bien des femmes vous le diront !
Gare au gorille !...
Tout le monde se précipite
Hors d'atteinte du singe en rut,
Sauf une vielle décrépite
Et un jeune juge en bois brut;
Voyant que toutes se dérobent,
Le quadrumane accéléra
Son dandinement vers les robes
De la vieille et du magistrat !
Gare au gorille !...
"Bah ! soupirait la centenaire,
Qu'on puisse encore me désirer,
Ce serait extraordinaire,
Et, pour tout dire, inespéré !" ;
Le juge pensait, impassible,
"Qu'on me prenne pour une guenon,
C'est complètement impossible..."
La suite lui prouva que non !
Gare au gorille !...
Supposez que l'un de vous puisse être,
Comme le singe, obligé de
Violer un juge ou une ancêtre,
Lequel choisirait-il des deux ?
Qu'une alternative pareille,
Un de ces quatres jours, m'échoie,
C'est, j'en suis convaincu, la vieille
Qui sera l'objet de mon choix !
Gare au gorille !...
Mais, par malheur, si le gorille
Aux jeux de l'amour vaut son prix,
On sait qu'en revanche il ne brille
Ni par le goût, ni par l'esprit.
Lors, au lieu d'opter pour la vieille,
Comme l'aurait fait n'importe qui,
Il saisit le juge à l'oreille
Et l'entraîna dans un maquis !
Gare au gorille !...
La suite serait délectable,
Malheureusement, je ne peux
Pas la dire, et c'est regrettable,
Ça nous aurait fait rire un peu ;
Car le juge, au moment suprême,
Criait : "Maman !", pleurait beaucoup,
Comme l'homme auquel, le jour même,
Il avait fait trancher le cou.
Gare au gorille !...
(date de sortie : novembre 1952)