Ce livre de Jérôme Garcin n’a sûrement pas besoin
d’une énième vitrine pour être lu. Il a été salué dès sa sortie et, je l'avoue d’entrée de jeu, je suis pour une fois
d’accord avec les divers auteurs de ces éloges.
Comble de la gloire en ce qui concerne mes concitoyens, le livre a été récompensé par Le Prix Baie des Anges, qui est remis en juin lors du Festival du Livre de Nice, ce
qui nous a valu le grand plaisir de voir son auteur en vrai, et même de près, et
de le saluer !
Le pauvre Jérôme Garcin, en revanche, a dû subir,
ce week-end là, les prémices de la canicule estivale, et une avalanche de questions et de discours, dont certains auraient fait se cabrer des auteurs moins
courtois que lui !
Mais ce n’est pas le genre de Gratitude que de se lancer dans ce genre de commentaires.
Non, ce que je souhaite exprimer ici à l’intention
de mes fidèles lecteurs et lectrices, c’est toute l’admiration que j’éprouve
pour le travail d’écriture que ce livre représente.
C’est le roman d’une vie que Jérôme Garcin a écrit.
Celle de son héros, Jacques Lusseyran, devenu aveugle à l’âge de huit ans à
cause d’un accident survenu en classe, dont le récit fait frémir l’ancien
professeur que je suis… par sympathie pour le ou la collègue qui en fut jadis
le témoin impuissant. Mais c’est surtout le parcours d’un résistant dont le courage
et la fortitude forcent l’admiration.
Voici ce que nous dit (très bien) la 4ème
de couverture :
« Le visage
en sang, Jacques hurle : "Mes yeux! Où sont mes yeux?" Il vient de
les perdre à jamais. En ce jour d'azur, de lilas et de muguet, il entre dans
l'obscurité où seuls, désormais, les parfums, les sons et les formes auront des
couleurs. »
Né en 1924, aveugle à huit ans, résistant à dix-sept, membre
du mouvement Défense de la France, Jacques Lusseyran est arrêté en 1943 par la
Gestapo, incarcéré à Fresnes puis déporté à Buchenwald. Libéré après un an et
demi de captivité, il écrit Et la
lumière fut et part enseigner la littérature aux États-Unis, où il
devient «The Blind Hero of the French
Resistance». Il meurt, en 1971, dans un accident de voiture. Il avait
quarante-sept ans.
Vingt ans après Pour Jean Prévost (prix Médicis essai 1994), Jérôme Garcin
fait le portrait d'un autre écrivain-résistant que la France a négligé et que
l'Histoire a oublié.
Et voici ce qu’elle ne nous dit pas :
Jérôme Garcin sait voir avec les yeux aveugles de
Jacques Lusseyran, et traduire en mots, pour nous, toutes les sensations
exacerbées que celui-ci disait ressentir. Il nous les fait partager avec une sensibilité et une délicatesse rares. Et plus encore. Sa propre voix se fait entendre de temps à autre, au fil du récit, car il est le passeur privilégié de
cette histoire qu’il narre avec une admiration dénuée de complaisance pour ce
héros dont la vie familiale et privée est la seule faille.
La seule ?
Non. La fascination ultérieure de Jacques Lusseyran pour une espèce de gourou douteux met le lecteur aussi mal à l’aise que son manque de fibre paternelle...
La seule ?
Non. La fascination ultérieure de Jacques Lusseyran pour une espèce de gourou douteux met le lecteur aussi mal à l’aise que son manque de fibre paternelle...
C’est tout l’art de Jérôme Garcin que de naviguer
entre les hauts-faits et les bas-fonds de la vie de ce personnage hors du commun. Les
hauts-faits, ce sont ceux de la résistance, à la fatalité d'abord, puis à l’ennemi et à l’horreur
concentrationnaire. Les bas-fonds, ceux que Jacques Lusseyran approchera par
amour, ou mû par le forcené désir de rebondir qu’ont ressenti les survivants de ce
cauchemar du XXème siècle.
L’auteur de ce livre complexe me touche car, au delà de l’estime que
l’on est forcé d’éprouver pour ce héros méconnu, il fait résonner le sentiment ressenti par tout enfant qui a eu un parent artiste, ou célèbre d’une manière ou
d’une autre : celui que la vie personnelle de cet adulte primera toujours
sur celle de sa descendance. Le clairvoyant, ici, c'est clairement Jérôme Garcin.
À propos de Claire, la fille de Jacques Lusseyran,
Jérôme Garcin écrit : « Devine-t-elle que dans une famille recomposée,
on ne répare pas ce qui a été trop violemment saccagé, trop brutalement cassé ? »
On est loin ici des clichés convenus à ce sujet.
Autre élément fondamental de cette écriture :
la manière dont Jérôme Garcin ranime une époque empreinte de culture littéraire
est passionnante pour ceux et celles de ma génération qui ont baigné dans l’onde
des classiques. Le temps d'une lecture, il me donne le sentiment de retrouver une famille spirituelle,
dans un monde qui ne semble plus attacher d’importance à la beauté de la
langue.
L’évocation des écrivains que le jeune Jacques
Lusseyran découvrait, la fascination qu’il éprouvait pour la littérature ne
pouvait être rendue palpable au lecteur du 21ème siècle que par un homme tel que Jérôme Garcin, dont l’histoire intime est tissée de liens semblables, et dont le respect pour la chose écrite est décelable à chaque ligne,
que dis-je, à chaque virgule.
Il est finalement presque ironique que ce Voyant ait pu atteindre une telle renommée, alors que Lusseyran, lui, se démena en
vain pour faire publier en France son travail de fiction. Preuve renouvelée du
travers français qui consiste à mettre les individus dans des tiroirs étiquetés : tout héros de la Résistance que vous soyez, gardez-vous bien
de sortir du vôtre !
En définitive (et cela, aussi, me réjouit) c’est
l’Amérique qui donnera sa chance à Jacques Lusseyran, un pays qu’il chantera et
aimera, même si, comme l'écrit Jérôme Garcin : « Chaque été,
il revient en France. Il a la nostalgie des odeurs. Il a besoin de respirer les
arbres, les saisons, l’air de son pays. C’est un rituel olfactif dont le
centre éternel et irradiant est le jardin clos et giralducien de Juvardeil.
»
Et, que dire de cette boucle magique que Jérôme
Garcin referme – en évoquant avec pudeur son propre père « né à Paris quatre ans
après Jacques Lusseyran, passé lui aussi par la khâgne de Louis-le-Grand, fou
de littérature, amoureux de la langue du XVIIIème, éditeur accompli, mais écrivain empêché, dont la
mort accidentelle en pleine nature, au printemps de 1973, à l'âge de quarante-cinq ans, dessine une ligne droite que je n’aurai
jamais fini de vouloir prolonger dans des livres brefs peuplés de jeunes morts
qui continuent de vivre, de lire, d’écrire. » –, sinon que la lecture des strates de ce beau livre fait mieux comprendre à chacun, et à l’auteur que j’aspire à
devenir, les raisons de l'impérieuse nécessité de poursuivre un chemin
littéraire qui, pour être cahoteux et discret, demeure son propre but.
Le voyant, éditions Gallimard.
ISBN-13: 978-2070141647
17,50 €
17,50 €
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