C'est il y a bien longtemps, alors que j'enseignais depuis peu de temps, que j’ai commencé à me poser des questions concernant les noms. Ceux de mes
élèves, bien sûr. De fait, en arrivant en Auvergne, au début de ma carrière, je me
suis trouvée confrontée à des patronymes que je n’avais jamais lus, ni
entendus, et donc au problème de leur prononciation. Le fait de savoir prononcer les noms
méridionaux (ou germaniques, ou anglo-saxons) auxquels j’étais habituée
ne m’a pas du tout aidée lors de mon premier appel – un
exercice auquel nous nous livrions avec un grand sérieux en ce temps-là.
Le risque : un énorme éclat de rire collectif.
La révélation que la prof’ venait manifestement d’une autre planète, aussi étrange que son accent – la prof’
elle même ayant bien du mal à ne pas pouffer face à des noms totalement
inconnus d’elle et donc saugrenus à ses oreilles, tel que "Citerne" ou " Goutte-quelque-chose", sans parler des chuintements occasionnés
par tous ces Ch..., comme dans "Chourchignoux", que je viens d'inventer. (Les eix, eux, me posaient moins de
problèmes !)
Une "private joke", pour une fois.
Bien entendu, je me suis vite habituée à ce que les
patronymes locaux ne se terminent pas en i,
a, ou o, ni même en occi… et me
suis trouvée presque intégrée. Parce que, les précédant, se trouvaient des prénoms
(logique !) qui, eux, ne me posaient aucun problème de reconnaissance. Ils
étaient d’une banalité quasi-affligeante. Aucune Mégane, aucun Ryan, ne pointait encore son nez parmi
les Pierre, les Thomas et les Martin. C’est lentement que des prénoms nouveaux,
puis étrangers, firent leur apparition sur les listes d’appel. Nous butions tous dessus, ce coup-ci.
Et puis, un jour, j’ai lu un article britannique
qui signalait le fait que les élèves au nom rare, étranger, ou difficile à
prononcer, se trouvaient moins souvent interrogés, donc moins sollicités à
l’oral par leurs professeurs, ceux-ci
rechignant à se rendre ridicules en prononçant leur prénom de travers.
Par voie de conséquence, ces élèves progressaient moins bien que les autres. L'injustice était flagrante, et son origine expliquée.
Ça a fait tilt. Je me suis alors efforcée de ne pas
tomber dans ce travers, et d’apprendre à prononcer convenablement tous ces
noms, comme avaient dû le faire les instituteurs des écoles communales, qui
avaient accueillis avant-guerre les malheureux affublés de noms en sky ou en stein, et autres métèques du même acabit.
Bref. À mesure que les années passaient, de plus en plus de prénoms et noms
différents se sont mis à émailler les listes d’inscription. Peu de temps après la
rentrée, ils correspondaient à des individus avenants pour la plupart, joyeux et
curieux. Des élèves, quoi ! Mon rôle était de les instruire, et donc de les connaître. J’ai retenu
tous ces noms sans problème.
Or, aujourd’hui, voilà que les nouvelles du front
nous projettent aux oreilles des noms et des prénoms très compliqués, très
longs, très difficiles à prononcer, et encore plus à mémoriser.
Les journalistes les égrènent, jour après jour. Ils
semblent savoir de qui ils parlent, et nous devrions être capables d’en faire
autant. Mais je n’y parviens pas. Je les mélange tous. Qui est un homme, qui
est une femme ? Où est le nom ? Précède-t-il ou suit-il le prénom ? L’information glisse, comme sur une toile cirée. Suis-je la
victime d’un processus de vieillissement, me demandé-je avec effroi ?
Mais non. Je comprends qu’en fait nous nommons
aussi et surtout, pour ne pas les oublier, ceux que nous avons aimés. Ainsi
restent-ils vivants dans notre cœur et dans notre esprit.
Aujourd’hui, mon cerveau meurtri refuse tout
simplement d’identifier ces êtres malfaisants qui ont assassiné des innocents. Qu’ils
demeurent des barbares anonymes, dépourvus d'identité. Que les lettres de leur nom soient "éparpillées, façon puzzle"*, aux quatre coins de l'alphabet. Oubliées, effacées de notre mémoire collective.
Je me demande pourtant : nommés autrement, ces fanatiques eussent-ils été différents ? Shakespeare écrivit dans Roméo et Juliette, deux amoureux séparés, on s'en souvient, par leur nom de famille : "Qu'y a-t-il en un nom ? Ce que nous nommons rose, sous un autre nom, sentirait aussi bon." L'inverse est-il vrai ? Eussent-ils été moins nauséabonds ? Davantage emplis du "lait de la tendresse humaine"** ?
Je ne le sais. Pour une fois, je ne ressens même pas la nécessité
de rechercher la part d’homme chez des êtres dont les actes ont nié leur
humanité. Je souhaite plutôt mémoriser les noms de tous ceux que leur malfaisance a
rayés de la liste des vivants.
Et je prononce en silence, avec émoi, le prénom de
ceux que je connais, de près ou de loin, d'Auvergne et d'ailleurs, qui ont été par miracle épargnés.
À LA VIE ! ET VIVE LA VIE !
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* Pour mémoire, ici un rappel de l'origine de cette réplique culte.
** Citation tirée de Macbeth, de William Shakespeare.
Je publie le commentaire suivant, d'une de mes lectrices :
RépondreSupprimer"Je partage totalement les raisons très habilement et faussement naïves avec lesquelles tu évoques le droit à ce que j'appellerais un"refus de mémoire" des mots ; en l'occurrence des noms des assassins du vendredi 13.
Et je mettais ce refus de "mémoire des mots" en parallèle avec ce que dit le linguiste Claude Hagège dans son livre "L'homme de paroles" à savoir en substance que la richesse du monde dans lequel vivent, agissent, rêvent les individus dépend de la richesse des mots dont ils disposent pour le désigner, d.où le pouvoir des mots mais aussi le pouvoir du "refus de mémoire"de certains mots/noms.
J'espère que ma démonstration est claire !"
Françoise L.
Après les attentats à Paris le vendredi 13 Novembre, nous sommes tous de Paris. À mon avis nous pleurerons toujours nos morts et les garderons à jamais en mémoire.
RépondreSupprimerMarianne aussi connaît les noms de ses enfants. Elle pleure pour eux, mais elle sera toujours garder dans la mémoire.
Joseph
Tout simplement génial et j'adhère complètement à ta fine analyse ! Meerci Cathie
RépondreSupprimerGEORGETTE