En vol

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Image de la superbe chaise de l'artiste SAB

samedi 16 mars 2019

L'ANGLETERRE, UN PAYS RÊVÉ.

Le temps passe, la mémoire reste.


Ce que je vais décrire aujourd'hui prouve que je ne suis pas un perdreau de l'année, ni même une perdrix de l'an dernier. 

Je vais partager ici quelques souvenirs d'une Angleterre qui n'existe plus que dans les livres d'images... ou dans le souvenir de ceux et celles qui l'ont connue dans les années 50-60. 

Pour y aller on prenait le plus souvent un ferry (que certains appelaient un ferry-boîte), après un trajet en train depuis la gare Saint-Lazare, à Paris. On embarquait à Calais, ou à Dieppe. Calais-Douvres (Dover) était plus court que Dieppe-Newhaven, et limitait donc les risques de mal de mer. Je m'aperçus maintes fois que la Manche peut être aussi redoutable, même en été, que la Méditerranée au large de Cannes ! 
Le bateau lui-même était tout de même plus impressionnant que le "bateau des îles" qui faisait la navette entre Cannes et Saint-Honorat (ou Sainte-Marguerite). 



À bord commençait le rituel du passage de la frontière, avec la visite obligatoire au bureau du "Purser", chargé d'une première vérification de nos passeports, et du change de nos francs en livres sterling. C'était un dépaysement assuré, car le monsieur ne faisait aucun effort pour parler une autre langue que la sienne. 

Nous mettions dans nos porte-monnaie un billet et des pièces variées : il  fallait 20 shillings (20/) pour £1. (Une livre sterling : 1 pound). Chaque shilling valait 12 pence (12d). Il y avait des pièces de 2 shilling et demi (2/6d), appelées "half a crown", des pièces de 6d (six pence), très jolies en métal blanc,  des pièces de 1d (1 penny), de 1/2 penny, de 1/4 de penny (très petites, appelées farthings) mais surtout de ravissantes pièces de 3d (3 pence) à la forme hexagonale, et à la prononciation déroutante : thrupence). 




Vous êtes perdus ? Regardez ce tableau, qui vous expliquera tout. À vrai dire, je m'admire rétrospectivement d'avoir maîtrisé ce système complexe avec un cerveau aussi réfractaire aux chiffres ! 

Inutile de dire que le "Purser" (ou commissaire de bord) ne perdait aucun temps à nous expliquer quoi que ce soit. À nous de constater, une fois à terre, que la valeur de ce billet de 1£ représentait alors des quantités extraordinaires de bonbons (anglais, bien sûr), de places de cinéma ; de pièces à utiliser dans les "slot machines' (machines à sous installées sur jetées-promenades des villes côtières) ; de "Brighton rock" (sucre d'orge coloré) ; et permettait même l'achat de deux ou trois pêches : les fruits importés étaient alors vendus à la pièce, et coûtaient une petite fortune. En comparaison, un long trajet en autobus à impériale (double-decker) coûtait 1d 1/2 (un penny et demi, prononcé "a penny ha'penny"). 



Je suis allée en Angleterre tous les étés, et plus encore, à partir de 1957, j'ai donc eu le temps de m'habituer à cette monnaie. 


The Pier (jetée-promenade) à Eastbourne, 
où il était très tentant de dépenser ses pennies !


Mais j'en reviens à l'immigration de l'époque, et à ses contraintes. Une fois admirées les belles falaises de Douvres, et une fois débarqués du bateau, il fallait faire une longue et lente queue pour passer la douane (the customs). Deux files se formaient très vite. Celle réservée aux "British subjects", et celle des autres, gentiment nommés "Aliens". Chaque valise était examinée, et marquée à la craie d'une croix blanche, tandis que nos passeports d'étrangers aliens étaient dument tamponnés. Inutile de préciser que l'affaire prenait un certain temps... Le regard des douaniers était tout sauf amical ou complaisant ; nous étions tous suspects, quel que soit notre âge, puisque "aliens", d'importer des produits dangereux, comme de l'ail ou du saucisson, des idées révolutionnaires (en 58 ?) ou des maladies comme la rage. À peine si l'on ne nous mettait pas en quarantaine dans un enclos, comme les chiens ! 



Arrivait ensuite le temps d'admirer le paysage, les maisons, tous si différents de tout ceux que je connaissais. Les "Downs" du Sussex, et la falaise de Eastbourne, au joli nom de "Beachy Head". 

Beachy Head était la destination de 
rêve des amoureux, mais aussi celle
des candidats au suicide... on devine pourquoi. 

Pour en revenir à la vie quotidienne, il était frappant pour moi qui venais d'une région si cosmopolite et, il faut bien le dire, privilégiée, de voir que l'Angleterre était très "en retard" à bien des égards par rapport à la France. Les importations de fruits étaient moindres, et leur production forcément limitée par les contraintes climatiques. En été, hormis les pommes, les poires, les groseilles ("à maquereau",  délicieuses), les fraises et les framboises, il y avait peu de fruits sur les tables familiales. Des bananes, oui (et de la jelly !). Du raisin : au compte-gouttes, chaque grain aussi cher que de l'or. Mais pas de melons, ni de pastèques, par exemple. Idem pour les légumes. Les courgettes, les aubergines y étaient inconnues. Les haricots verts abondaient dans les jardins, ils étaient délicieux, mais plats ! Les longs, que nous préférons souvent ici étaient du reste appelés 'French beans'.  

Les groseilles à maquereau appartiennent 
à la même famille que les kiwis

Coupés fins en biseaux ils sont délicieux !

Dans un autre registre, l'Angleterre était très décalée par rapport à la France. Ses voitures semblaient dater des années 30 (et c'était parfois le cas); les équipements de la maison étaient rudimentaires. Il y avait des aspirateurs (Hoover) mais aucun robot ménager, et peu de machines à laver le linge, en particulier. À milieu social égal, le niveau de vie était moindre. Ce qui ne veut pas dire que l'on vivait mal, bien entendu. Juste que ce qui était devenu banal en France (et je ne parle même pas des USA) était considéré comme luxueux en Angleterre. Le chauffage central n'existait pas non plus, et je garde un souvenir glacial des cristaux de givre qui se formaient, à l'intérieur, sur les vitres de ma chambre d'étudiante, bien plus tard. Pourtant, la plomberie et les sanitaires y étaient bien plus présents et efficaces que sur "le continent". 

Pourquoi ces évocations détaillées d'un temps qui n'est plus ? 
Parce qu'au fil des ans, et tout en gardant le souvenir "ému" de ces années 50 et 60 d'une Angleterre encore désuète, j'ai vu changer ce pays que j'aimais tant, tel qu'il était. 

Je l'ai vu s'ouvrir sur le monde extérieur. 
Je l'ai vu marier ses traditions à celles des autres, métisser sa cuisine, en particulier (!) et son environnement. 
Je l'ai vu s'enrichir, énormément. 
J'ai, plus tard, apprécié d'y entrer librement, sans passeport, sans subir le regard méfiant d'aucun douanier. 

J'ai admiré tout cela. Mais aujourd'hui je suis triste. L'Angleterre ne reviendra pas en arrière sans dommages, pour elle, comme pour nous, les Européens du "continent". 
Elle se recroqueville à nouveau sur un rêve, qui n'est qu'un rêve. 
Et le réveil sera très douloureux. 

Alors, je garde au cœur les beaux souvenirs d'un pays qui m'a toujours accueillie avec gentillesse, où j'ai gardé des amis chers. Je souhaite qu'à présent ils puissent continuer de traverser la Manche (leur English Channel) pour entrer chez nous sans se sentir des "aliens", et que le pire leur soit épargné, chez eux, comme ailleurs en Europe. 
Et, surtout, surtout, que vive l'Europe. 

Wishful thinking?*


* Une douce illusion ?  

PS. "On" me signale que j'ai oublié de mentionner les guinées, d'une valeur de 21 shillings, utilisées seulement dans le domaine du commerce. 


3 commentaires:

  1. Comme d'habitude, une excellente analyse, Cathie. En rappelant un souvenir personnel du passé, il évoque un temps où les choses semblaient peut-être beaucoup plus simples.
    Je me souviens des vieilles pièces de monnaie britanniques et des notes en livres sterling. Dans le même temps, je pense souvent à l'ancien franc de la même façon que je pense souvent à l'ancien franc français et au nouveau franc français.
    Ma sœur aînée a vécu dans le Kent ("le jardin d’Angleterre") pendant plusieurs années. Donc, je connais assez bien cette partie de la Grande-Bretagne.
    Mais de nos jours, qui cueille le fruit et le houblon dans le Kent? Pour récolter, l’industrie a besoin d’une main-d’œuvre temporaire nombreuse, essentiellement recrutés de l'UE. Y aura-t-il une récolte sans travailleurs migrants?
    Je comprendrais que les 'aliens' ne sont pas des êtres humains, mais des «extraterrestres», des êtres qui arriveraient sans passeport dans une soucoupe volante. Pourront-ils aider dans les champs de houblon du Kent? Mmm ?
    Il y a quelques années, dans les années 1950 et 1960, c’était souvent les résidents de l’East End de Londres ou parfois du nord de la France qui étaient les travailleurs saisonniers du Kent. Ces communautés n'existent plus alors comment les récoltes seront-elles récoltées? Et par qui?
    Pour le meilleur ou pour le pire, nous ne connaissons pas l'avenir. Que será, será. Mais j'espère qu'il y aura toujours un accueil et une place au Royaume-Uni pour les citoyens de l'UE et que les Britanniques resteront les bienvenus en France, en Belgique, en Espagne et dans d'autres pays européens.
    Enfin, j'espère qu'il y aura une lumière au bout du tunnel.

    Amitiés,
    Joseph
    :-)


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  2. J'ai eu plus de chance que toi avec les légumes: j’étais un des rares chalands « blancs » à fréquenter assidument le marché indien de Shepherd’s Bush où je trouvais les improbables et introuvables pour éviter choux de toute nature et autres tristesses végétales. Et je payais one and three (1s/3d) pour regagner ma banlieue, les loyers londoniens étant (déjà) hors de portée !
    En pensant aux pièces de monnaie, qui dira la panique les soirs d’hiver, quand la provision de pièces se tarissait et qu’il fallait alimenter les meters pour le gaz et l’électricité! Il y avait à proximité de mon ultra chic grammar school d’adorables pubs qui dispensaient de petites choses comme « bangers and crusty » , ploughman’s
    lunch, etc. pour le prix de l’infâme rata qu’on servait à l’école pour forger les caractères !!! Et on pouvait y « socialize » sans parler d’élèves et surtout y rencontrer tous les acteurs des séries de la BBC puisqu’on était à proximité des studios. J’ai eu le plaisir de trinquer avec Eric Porter de la saga des Forsyte. Puis-je me laisser aller
    à penser que those were the days ???

    Publié ici pour mon ami Michel V. avec sa permission, bien sûr. Souvenirs des années 60...

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  3. Nice post.Keep sharing. Thanks for sharing.

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