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Image de la superbe chaise de l'artiste SAB

dimanche 5 mai 2013

NÉMÉSIS




Tel est le titre du roman de Philip Roth (eh oui, encore lui), paru en anglais en 2010, et récemment traduit en français par Marie-Claire Pasquier.

En anglais : NEMESIS...



Comme certains, j’en suis sûre, il m’a fallu faire une petite recherche sur l’origine exacte de ce nom, dont je n’avais conservé que la notion de destin.
Wikipedia me dit, entre autres, que la déesse grecque Némesis « représente la justice distributive et le rythme du destin. 
Par exemple, elle châtie ceux qui vivent un excès de bonheur chez les mortels, ou l'orgueil excessif chez les rois… »

J’ai lu ce roman avec passion, et des flashes de conscience qui m’ont souvent éloignée de ce rappel, que j’ai du reste lu après coup - ne voulant pas influencer ma découverte de ce que j’aime le plus dans la littérature : celle d’une histoire.

De fait, dans ce roman, Philip Roth raconte une histoire, et elle est saisissante : Celle d’un personnage qui pourrait représenter le rêve américain parfait : il part dans la vie avec tous les handicaps possibles. Il est issu d’une famille juive pauvre. Il est orphelin, sa mère étant morte en lui donnant la vie. Son père n’est qu’un filou bon à rien. Il est élevé avec amour par ses grands-parents maternels, et, notamment, il est instruit des valeurs essentielles par son grand-père, petit commerçant d'un quartier pauvre de la ville de Newark.

Toutefois, pendant toute la première partie du roman, on pense que le personnage central a l’avenir devant lui. C’est un athlète accompli, malgré sa forte myopie, qui l’empêche d’aller défendre son pays - or l’action se situe en 1944. Il domine son corps, et le respecte. Il enseigne à l’école ces valeurs aux enfants, qu’il supervise également pendant cet été là, dans ce qui est l’équivalent de nos centres aérés. 

Et puis, il est amoureux fou, et c’est réciproque, de Marcia, une jeune fille de bonne famille – son père est médecin. Il est apprécié et accepté par ses parents, et adoré de ses deux jeunes sœurs jumelles. Les deux jeunes gens vont se fiancer. L’avenir lui appartient. Travailleur, courageux, il est voué à s’élever dans la société, et à fonder une famille de rêve américain. Voilà pour l’excès de bonheur.

C'est alors que la tragédie s’abat sur cette arène, sous la forme d’une épouvantable épidémie de poliomyélite – aucun vaccin n’existait encore -, et la chaleur de l’été propage le virus sans qu’il trouve le moindre obstacle sur son chemin. Les enfants tombent, les uns après les autres. Ils ne mouraient pas tous, mais presque tous étaient frappés. Et notre héros, Eugene Cantor, nommé Mr Cantor pendant les trois-quarts du roman, se perçoit soudain comme, non seulement impuissant face à cette hécatombe, mais investi du rôle de celui qui peut y faire barrage, puis responsable de sa propagation. Tout en se posant, encore et encore, les questions fondamentales de la responsabilité individuelle, et de celle de l’existence de Dieu. Comment Dieu permet-il une telle horreur ? Les parents hurlent leur douleur, accusateurs, et Mr Cantor la reçoit avec sympathie, c’est à dire en prenant leur chagrin à son compte. La ville est assiégée, le quartier juif montré du doigt, menacé de ghettoïsation, de couvre-feu, de quarantaine…

Ce qui frappe, dans toute la première partie du roman, c’est la chaleur étouffante de la ville. Cette canicule effrayante est relayée par chaque phrase de Philip Roth. Elle s’abat sur le lecteur, elle le fait transpirer par chaque pore, elle l’étouffe, comme elle (ou la polio) tue les enfants en paralysant leurs poumons.

Et là, soudain, le message de Roth m’a sauté à la figure.
Des enfants qui meurent, sans que personne puisse rien faire. Un sauve-qui-peut général. Un abattement total. La recherche éperdue d’un bouc émissaire. Un enfermement. Et puis la suspicion rampante, et, ensuite, la culpabilité insidieuse qui envahit peu à peu le héros de cette tragédie : Pourquoi eux ? 
Et, bien plus tard : Pourquoi moi ? Que puis-je faire ? J’ai été frappé aussi, mais je vais survivre. De quel droit ? Et en survivant à cette épouvante, ai-je jamais le droit au bonheur ?

Eugene Cantor se le refusera. Et ce n’est que dans la dernière partie du roman que l’on comprend pourquoi, tout du long, il est appelé Mr Cantor, ou parfois Bucky. Jamais par son prénom. Il y a, dans ce récit, une subtile manœuvre de construction de ce grand conteur qu’est Philip Roth.

Car Philip Roth sait nous tenir en haleine, tout en soulevant les questions essentielles, qui ne sont pas juste celles mentionnées par les critiques que vous pourrez lire ici et là – mais qui ont trait à la culpabilité essentielle du peuple juif. Celle qui est ressentie par lui, et celle qui lui a si souvent été lancée à la figure.

Derrière chaque paragraphe de ce roman, on perçoit un contexte lourd, omniprésent, même dans le havre de paix de la colonie de vacances où le héros trouve refuge, loin de la pestilence de Newark.
Des enfants meurent par centaines en Amérique – pendant que d’autres sont assassinés par milliers en Europe. D’autres sont momentanément à l’abri, dans un camp de vacances, aux rites fort païens, d’où le salut indien est soudain banni, car trop évocateur du geste nazi. Quand l’orage s’abat sur les tipis, Roth utilise d’ailleurs le terme de « Blitzkrieg »… Et puis il y a eu auparavant ces paragraphes détaillés sur l'aspect du nez des personnages...  Cela se passe bien en 1944.

Des jeunes gens se battent et meurent pour la liberté – pendant que d’autres s’occupent de sport, et sont amoureux. La même question revient, encore et encore : A-t-on le droit au bonheur en marge de la tragédie ? A-t-on même le droit d'y survivre ? Non, pense le héros, dans son orgueil démesuré. Sa culpabilité même en est la preuve. Némésis prend toute la place. Et nous avons envie de secouer Mr Cantor, comme s’il était là, devant nos yeux, un personnage si réel, si tangible que, c’est sûr, nous l’avons rencontré.

Pourtant, Philip Roth n’est pas que pessimiste. En nous montrant une autre victime, un jeune homme qui a su trouver un bonheur apaisé, malgré ce qu’il a lui-même subi dans l’enfance, il nous donne avec beaucoup de tact et de subtilité - et avec quel talent ! - une  fameuse leçon de sagesse. Pour terminer en beauté, sur un fameux lancer de javelot. 

Alors, comme l’a écrit un critique britannique, si vous n’avez jamais rien lu de Roth, vous pouvez commencer par Némésis, qui est son dernier roman. Vous aurez ensuite envie de tout lire de lui. Le pire et le meilleur. En sachant que le pire, chez lui, est toujours bien meilleur que le meilleur de bien d’autres !

7 commentaires:

  1. Excellente critique littéraire, bravo Cathie. Et bravo Philip!

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  2. Tu devrais aussi te lancer dans des chroniques ....Ta critique donne envie de lire l'ouvrage. Il va donc falloir que je l'achète...
    Bises
    Georgette

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  3. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  4. Comme vous le savez, Catherine, il peut être difficile de traduire une histoire d'une langue à l'autre. Ainsi, un titre d'un seul mot qui n'a pas vraiment besoin d'une traduction est un signe d'un maître. Némésis, la déesse de la juste colère des dieux, parfois assimilé à la vengeance: le seul mot exprime beaucoup.

    C'est un conte allégorique. À cet égard, le roman me fait penser à Albert Camus. Je ne sais pas si d'autres personnes auraient le même point de vue. Mais, c'est un conte qui traite de personnes et les communautés, la vie et la mort.

    Bravo pour la recommandation, Catherine!

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  5. Le bon est contagieux. C'est pourquoi ceux (et celles) qui se piquent d'écrire ne doivent lire que les meilleurs - mais en même temps quelle leçon d'humilité ! Merci (à vous tous) de vos encouragements si fréquents, qui me font penser que je ne dois pas arrêter là mes traces sur les écrans. Lire, c'est vivre, mais pour moi, écrire, c'est survivre.

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  6. Je viens de lire le début de cet article, puis suis passée au 2°§, que je n'ai pas lu en entier, puis au 3°, idem, et enfin à la conclusion. Résultat : j'adore Philip Roth, tu m'a fortement incitée à lire ce livre, et je ne voulais pas en apprendre trop avant même de l'avoir commencé. Donc, je vais me procurer le bouquin, le lire et après, je reviendrai sur ton blog pour lire ceci en entier. Merci !!! :)
    Michou

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  7. Je viens de lire ton article, ou plutôt de le consulter rapidement : J'adore Philip Roth, alors j'ai lu l'intro, le début du 2° et du 3° §, la conclusion, et cela m'a fortement incitée à lire ce livre. Donc, je vais me me procurer, le lire, puis je reviendrai à ton article pour en lire tous les détails. Je crains d'en apprendre trop à l'avance.
    Merci !!!
    Michou

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