Je mets sur Gratitude ces cadeaux de Colette Guedj, photographie et textes. Chacun comprendra pourquoi.
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Pour toi,
Cathie, deux petits textes, (extraits de mon livre : Ces mots qui nous consolent, 2002), légèrement
retouchés à ton intention, et que je te
dédie, en écho à tes plots.
« Les blancs, écrit Jean Genêt
dans un admirable texte consacré à Giacometti, donnent à la page une valeur
d’orient — ou de feux et les traits étant utilisés non pour qu’ils prennent
valeur significative, mais à seule fin de donner toute signification aux
blancs ? […] Qu’on regarde bien : Ce n’est pas le trait qui est
plein, c’est le blanc. »
[..]
J’aime à rapprocher de cette notion
de blanc en poésie, la pensée du neutre chez les bouddhistes, qui n’est, pas
plus que le blanc, une qualité négative. Le neutre est cet un état d’esprit que
rien ne vient encore actualiser et donc riche de tous les possibles ; une
forme du « non agir », bien plus efficace que son contraire,
traditionnellement confondu d’ailleurs avec une certaine forme d’activité qui
relève trop souvent de la dépense inutile. Il ne s’agit pas de s’économiser
(rien n’est plus opposé à l’idée de la vie que de vouloir s’épargner), mais
bien plutôt de se mettre dans un état de réceptivité tel que tout peut nous
advenir : N’attendre rien, mais s’attendre à tout , ce pourrait bien
être là une façon d’envisager le bonheur, ou tout au moins la sérénité .
S’y croiseraient les influences bouddhistes mâtinées d’hédonisme gidien, mais
où pourrait se reconnaître l’« attention flottante » chère aux
psychanalystes, lesquels construisent leur écoute dans un entre-deux de la
communication, débarrassé des marques tant de subjectivité que d’ objectivité.
La philosophie bouddhiste va plus
loin encore, qui fait l’éloge, insolite à nos yeux, d’une vertu qui ne nous
semble guère positive, — et pourtant ! et c’est celle de la fadeur .
La fadeur n’est pas synonyme d’insipide, car
en fait elle est riche de toutes les saveurs qui co-existent en elle
virtuellement sans jamais s’exclure, l’acide,
le sucré, l’amer, le salé, le sucré, et
en ce sens elle serait plus proche de la plénitude que son contraire. « Pour
qu’un caractère soit équilibré et harmonieux,
nous explique un sage du IIè siècle, il faut nécessairement qu’il soit
plat, fade et sans saveur : un tel caractère peut ainsi combiner les cinq
capacités et s’adapter avec souplesse à toutes les occasions. »
Le blanc, le neutre, le fade,
autant de notions qui s’accordent aussi avec certains de nos actes, dont on
croit parfois qu’ils sont anodins, vides de sens, insipides, voire ratés. Ces
instants de vie qui parfois nous paraissent vides, ce temps que l’on croit
gaspiller en pure perte, ces longues journées qui se passent à s’imaginer que
l’on ne fait rien du moment que l’on ne s’active pas… C’est comme si, l’on s’en
rend compte après coup, notamment dans nos moments de grand désarroi, on les
avait inconsciemment et secrètement appelés de nos vœux , car dans leur
rudesse sans ménagement, dans leur vacance égarante, ils nous contraignent à
les vivre à part entière, comme pour engranger de nouvelles forces, réparatrices.
C’est comme si ces moments, nuls en quelque sorte, n’étaient que les négatifs,
indispensables, de clichés en attente d’être révélés. Comme du temps mort en
instance de naître. La maladie nous contraint à nous mettre en jachère, et ce
que l’on prend pour une vie végétative est bien souvent le terreau où le corps
puise une vigueur nouvelle, dont on s’étonne toujours. On croit que la fatigue,
par une sorte d’auto-emballement, entraîne la fatigue, tout comme un certain
désœuvrement, dont il nous semble que l’on n’en sortira jamais, alors que bien
souvent cette vacance n’est que de la santé et de l’énergie mises en réserve.
Et le mot réserve, au-delà de son
sens habituel, est à prendre dans le sens où l’entend la gravure. Loin de
relever de seules potentialités (comme on peut dire de la langue qu’elle est
une réserve de mots) il est porteur de valeurs positives puisqu’il désigne très
exactement, chez les graveurs, ces espaces blancs non mordancés, c’est à dire
lisses et sans aspérités, tout aussi denses et signifiants, malgré leur
neutralité apparente, que les étendues colorées .
Quelle perte de temps, se
désole-t-on, mais ce temps perdu a un peu les mêmes vertus que ce pain dur,
immangeable, que récupérait ma grand-mère pour en faire du pain perdu, délicieusement onctueux et croustillant. Une coutume, si elle relève du devoir sacré de ne
pas gâcher la nourriture, révèle aussi, dans son exemplarité, un véritable mode
de vie.
Nos vies regorgent ainsi de moments
quasi nuls, auxquels la Vie peut parfois redonner leur magie.
Ainsi ce long voyage pour aller
visiter, par une pluie battante, un temple de femmes-moines, niché au fond d’un
vallon, me semblait avoir été du temps gâché. Comparé aux célèbres autres
temples, il ne présentait pas d’intérêt majeur (à moins d’avoir du temps à
perdre), ne serait-ce que par ses proportions très modestes, et la rareté de la
richesse décorative. Juste une humble pagode au toit recouvert de fleurs de
lotus, au lieu des habituelles poutres richement décorées. Une femme m’a très
gentiment fait les honneurs de la maison (j’étais la seule à visiter ces lieux,
ce qui ne laissait pas de me conforter dans le sentiment qu’il ne présentait
pas grand intérêt). Elle me montre les lieux d’habitation qui entoure le
temple, la cuisine traditionnelle où l’on fait cuire le riz dans des fours à
bois, auquel je m’efforce de m’intéresser, le dortoir, la chambre de méditation
qu’elle m’indique de loin en faisant le geste de se tenir le ventre comme si
elle parlait de femmes enceintes qui allaient accoucher. Nous passons très vite
et j’ai à peine le temps d’entrevoir des femmes en gris, assises en position de
lotus, totalement statufiées. Puis nous nous approchons du bassin rituel
au-dessus duquel sont accrochés les récipients servant à se verser de l’eau, et
je vois sur la margelle des dizaines de petits bouddhas à la mine réjouie,
minuscules sujets en terre cuite, que je cherchais depuis longtemps sans avoir
pu trouver celui qui ne me paraîtrait pas trop ridicule. Je me précipite vers
eux, et c’était comme s’ils m’attendaient, je les regarde, je les touche, je
les compare, nous rions, la femme-moine et moi. Puis soudain elle en prend un,
celui sur lequel précisément j’avais déjà posé mon dévolu, elle le plonge dans
l’eau du bassin, l’essuie et me dit : « C’est pour vous, je vous
l’offre ».
A n’en pas douter, je n’étais allée
faire cette « ex-cursion » mot pour mot, s’introduire dans le territoire d’autrui , que pour recevoir des
mains de cette femme surgie de nulle part, un objet que je cherchais depuis longtemps,
et auquel j’accorde une valeur quasi magique, d’ ex voto . Le petit bouddha bleu à l’énorme tête en forme
d’œuf, qui gigote, accoudé sur son oreiller, et nous regarde de se yeux
candides, ira rejoindre les innombrables sujets doués d’une âme qui entourent
la photo de l’enfant perdue, posée sur la cheminée. Ils veillent sur elle, lui
parlent, lui tiennent compagnie, l’amusent ou la réconfortent.
Et c’est presque comme si, par une
sorte de prescience on avait provoqué des événements, anodins à première vue,
mais qui se révèlent après coup , singulièrement signifiants.
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