On ne devrait pas avoir à présenter Albert Bensoussan, auteur
prolifique, et traducteur (souvent avec mon amie Anne-Marie Casès, à qui je dois de l'avoir rencontré) du Prix
Nobel de Littérature 2010, Mario Vargas Llosa.
Il est l’auteur de nombreux livres, et en
particulier de L’IMMÉMORIEUSE, dont j’ai rendu compte ICI lors de sa sortie.
Il me fait l’honneur de sa présence sur GRATITUDE,
dont il orne régulièrement la partie commentaires de sa patte, en prouvant avec
assiduité qu’il n’est pas un robot.
Grand amateur de borscht, il m’a également fait le délicieux cadeau de la préface
des RECETTES À LA VIE, À L’AMOUR, que l'on peut découvrir sur ce site.
Mais je m’égare, car je l’ai invité aujourd’hui à
répondre à quelques questions sur la traduction. Les voici, et ses réponses, en
exclusivité :
Cher
Albert, la passion des mots vous habite, je le sais, alors est-ce que le goût de la traduction vous est venu parce que vous écriviez vous-même, ou bien est-ce
l’inverse qui s’est produit ?
En 1965, j’ai publié conjointement ma première fiction, « Les
Bagnoulis » (Mercure de France) – directement rapportée du Djebel avec mes
adieux à ma terre natale - et ma première traduction, « Franco, histoire
d’un messianisme » (François Maspero). La première obéissait à la
nécessité vitale de dire quelque chose avant de quitter l’Algérie pour toujours ; la seconde était une commande
mais aussi, malgré cela, façon de manifester à mon épouse, réfugiée de la
guerre d’Espagne, mon amour. Depuis, mes deux fers aux pieds, je vais l’amble,
sans trop savoir distinguer entre ma main droite et ma main gauche.
Curieusement, mon prochain récit, Guildo
Blues (Apogée, 2013), a le même nombre de pages (mais il y a bien d’autres
parentés) que ma dernière traduction, Monastère,
du Guatémaltèque Eduardo Halfon (La table ronde, 2014). À vrai dire, comme le
personnage du scribouillard cher à Vargas Llosa, je finis par confondre mes
voix.
Les
traducteurs de l’anglais ont affaire à de nombreuses variantes de la langue,
selon le pays dont l’auteur est originaire. Cela est vrai également pour
l’espagnol. Qu’est-ce que cela implique pour le traducteur ?
Les éditeurs ont inventé de dire, un jour, « traduit de
l’espagnol » en indiquant entre parenthèses, dès lors qu’on n’était plus
en Espagne, le pays d’Amérique latine d’où venait l’auteur. Mais aussi d’aucuns
pensaient qu’il était plus astucieux, sinon juste, de confondre langue et pays.
Ainsi ai-je traduit, non seulement de l’espagnol, mais aussi du péruvien, du
colombien, du chilien, du cubain, de l’argentin, de l’uruguayen, du mexicain…,
ce qui était un peu absurde dans la formulation, et quelques auteurs de là-bas
s’en sont émus ou gaussés. Mais en fait, c’est toujours la même langue, avec,
bien naturellement, un vocabulaire local, spécifique, et aussi un maniement
quelque peu déphasé de la syntaxe. Le tout est de s’informer et de se méfier
des fluctuations sémantiques de certains
mots qui ont franchi l’océan. Ma méthode, longtemps – et peut-être toujours – a
été de m’identifier à l’auteur, en vivant avec lui, en mangeant avec lui, en
enfilant ses chaussettes !
Vous traduisez souvent en binôme. Quels sont les avantages de ce
travail ? Ou ses inconvénients ? Et je poserai la même question à
Anne-Marie Casès !
Je suis plutôt du genre loup solitaire, alors je préfère laisser
Anne-Marie répondre. (Je dirais néanmoins qu’en traduisant à deux, on
a une impression – fallacieuse - de facilité : le trapéziste se dit
qu’on a mis un filet – et c’est pourquoi il loupera plus facilement son saut
périlleux que s’il sait qu’il n’y pas de filet au-dessous.)
J’ai cité, il y a peu, cette phrase de Pierre Leyris,
le traducteur de Melville : « Traduire, c’est avoir
l’honnêteté de s’en tenir à une imperfection allusive » Je pose la
question à nouveau : Quelle est votre définition à vous d’une traduction satisfaisante ?
Je me
retrancherai derrière la définition lumineuse que donne Umberto Eco de l’acte
de traduire : « Dire quasi la stessa cosa ». On traduit toujours
un peu à côté de la plaque, on ne dit pas pareil, on exprime presque. C’est
d’ailleurs pourquoi une traduction n’est jamais définitive, elle reste
indéfiniment amendable. Et si elle apparaît comme parfaite, c’est alors que le
traducteur a supplanté l’auteur pour créer son propre texte, où il s’est versé
tout entier (comme Baudelaire traducteur de Poe, ou Yourcenar reproduisant le
vagues de Woolf). Traîtres souverains. Ma première grande traduction (Trois tristes tigres, 1970) a été aussi
ma première trahison – mais j’ai « trahi » Cabrera Infante parce
qu’il m’y a incité ; après quoi, sentant que son texte était vraiment
devenu mon texte, il a recommandé de faire suivre sur la page de garde le nom
du traducteur de la mention « avec la collaboration de l’auteur »,
afin de bien souligner son droit – légitime – de paternité. Et j’ai quelquefois
dit à Manuel Puig que son œuvre en français avait été portée par deux
ventres : en somme deux œufs jumeaux, mais assurément hétérozygotes (lui
seul était homo).
Quel est le moment le plus difficile, pour un traducteur ? Le plus passionnant ?
Certes, quand il se bat avec la phrase, avec les mots, hésite entre
plusieurs, et quelquefois choisit, subjectivement, le pire (aux yeux des
correcteurs d’édition). Mais le jeu vaut toujours la chandelle. Même si le traducteur sait qu’il sera jugé, et
peut-être condamné. Mais lui seul connaît le prix du plaisir, celui de créer un
texte, qui n’est pas tout à fait le sien, mais qui sort quand même de sa tête
ou de ses tripes.
Longtemps je me
suis identifié à Mario, que je traduis depuis 1972. La France est le seul pays,
m’a-t-il dit, où il ait eu le même traducteur pendant quatre décennies. Et je croyais, naïvement et peut-être
vaniteusement, que j’étais lui, s’il n’était moi. Mario avait même pu déclarer
une fois, avec beaucoup d’humour (ou de coquetterie) : c’est Albert qui
écrit mes romans et moi je les traduis ensuite en espagnol. Il m’adoubait ainsi
dans ma traîtrise à son égard, puisque j’étais son autre et en même temps tout
autre. Je dirais qu’il a commencé à m’échapper quand je me suis mis à le
traduire à deux voix. Mais peut-être est-ce aussi que chacun s’éloignait sur le
rivage du grand âge. Ou c’est peut-être que les histoires d’amour ne peuvent se
partager ni durer toujours. J’ai plutôt tendance, désormais, à m’abriter sous
ma tente d’écrivain ambulant. Ou de naviguer en solitaire.
Pour
finir, une ou deux questions impossibles ! Quelle est la liste des 3
romans que vous avez traduits qui ont votre préférence, et pourquoi ? Et quelles
sont les 3 œuvres de vous-même qui vous sont les plus chères ?
J’ai adoré traduire – au prix de quelque souffrance – Trois tristes tigres, de Guillermo
Cabrera Infante (Cuba), Le baiser de la
femme-araignée, de Manuel Puig (Argentine) et La tante Julia et le scribouillard, de Mario Vargas Llosa (Pérou).
Trois mondes différents, trois défis à la langue. Et si je veux sauver quelque
chose de ce que j’ai écrit pour moi – pour moi seul -, je retiens alors les
trois derniers : Faille,
L’immémorieuse, Guildo Blues. Avec un programme commun entre mes deux
manières d’écriture, et c’est que j’écris pour me sauver. –Tout en sachant bien
qu’en définitive personne ne se sauve.
Merci beaucoup, cher Albert, d’avoir pris le temps de répondre à mes questions.
Je souhaite à présent de très belles découvertes aux fidèles de GRATITUDE.
Vous
voulez en savoir encore plus : Une partie de la bibliographie d’Albert Bensoussan
est disponible ici.
et ici.
Très intéressant. Je retiens:
RépondreSupprimer'le trapéziste se dit qu’on a mis un filet – et c’est pourquoi il loupera plus facilement son saut périlleux que s’il sait qu’il n’y pas de filet au-dessous.' J'ai ressenti cette impression en musique aussi.
et puis:
'Mais lui seul connaît le prix du plaisir, celui de créer un texte, qui n’est pas tout à fait le sien, mais qui sort quand même de sa tête ou de ses tripes.' là aussi on peut faire un parallèle avec la musique quand par exemple on interprète une chanson écrite par (une) autre, c'est ce type de plaisir que l'on ressent.
MB
Une fois de plus, très intéressant ...! Maintenant, je sais comment il faut la faire!
RépondreSupprimerLes pièges de la langue anglaise sont nombreux, particulièrement la traduction. Certains d'entre nous sont tombés dans ces pièges de nombreuses fois!
Par exemple, comment traduire « quinze jours » en anglais ? En anglais, ils continuent d'utiliser le terme employé depuis l'époque de Shakespeare, "fourteen nights", que l'on que l'on écrit comme "fortnight".