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Image de la superbe chaise de l'artiste SAB

jeudi 14 novembre 2019

ROMAN POLANSKI : LA MER AU-DELÀ DES BARREAUX

Peu de scènes, dans le dernier film de Roman Polanski, J'accuse – dont vous pourrez lire mon compte rendu en fin de billet* –, montrent le sort terrible subi par le Capitaine Dreyfus lors de son emprisonnement à l'Île du Diable. 


Image empruntée sur ce site

Les conditions y étaient pourtant épouvantables, ainsi que le révèlent les lettres écrites à son épouse pendant sa détention. 

Le réalisateur a choisi de ne pas s'étendre sur cet ignoble enfermement. Seule une séquence donne une idée des souffrances subies, physiques et morales. 
Pourtant, une image reste fortement ancrée dans ma mémoire de ce film. Un plan, qui montre ce que voit le prisonnier depuis l'intérieur de sa cellule : derrière les épais barreaux d'une fenêtre carrée, des palmiers, et derrière eux, la mer. Une mer bleu-vert, agitée de vaguelettes sous un ciel d'azur. 

Un tableau quasi-idyllique, ne seraient-ce ces barreaux de fer. Ils sont les obstacles matériels qui empêchent celui qui est à l'intérieur de s'approcher de la plage pour s'embarquer sur un navire qui l'éloignerait à jamais de cette cage d'humiliation. 

Ce plan, à mon sens, est représentatif de la vie de son créateur. Une vie passée à tenter de s'échapper de diverses prisons. Une vie marquée par l'horreur d'une enfance emprisonnée, elle aussi, par les persécutions nazies qui ravageaient le ghetto juif de Cracovie. Une vie à regarder au-delà, et à espérer atteindre la beauté et la liberté. 

Il faut imaginer ce qu'a vécu l'enfant qu'il était, la terreur quotidienne, la faim, la soif, le froid, la brutalité infligée aux enfants eux-mêmes... Lisez à ce propos "Les vendeurs de cigarettes", ou "La petite fille au manteau rouge" pour comprendre ce que cette survie a impliqué. On connaît maintenant les traces que cette période effrayante a pu laisser sur un enfant. Même si Roman Polanski a su très tôt faire preuve d'une apparente insouciance, et d'une résilience extrême, la perte d'une mère (déportée sans retour alors qu'elle était enceinte) est une blessure qui ne guérit jamais. 

Il faut imager la désillusion – le mot est faible – de celui qui ayant échappé aux nazis, se retrouve ensuite victime de la folie antisémite de ceux-là mêmes qui les avaient vaincus. 

Il faut imaginer (mais le peut-on ?) la douleur ressentie lorsque, bien plus tard, l'enfant, devenu homme, trouve la femme qu'il aime et qui porte son enfant, massacrée, en un écho tragique, par une bande de pervers de la pire espèce ? Et son désarroi, à cette époque,  d'être  un temps lui-même soupçonné, avant que les coupables ne soient capturés.

Il faut imaginer et tenter de comprendre ces traumas immenses, qui permettent, peut-être, d'expliquer les actes ultérieurs de ce même homme. 

On me dira : cela n'excuse pas tout, et surtout pas les agressions commises contre des femmes vulnérables. 

À ce propos, je m'étonne tout de même que l'on prenne pour argent comptant une accusation proférée à son endroit près d'un demi-siècle plus tard. Elle paraît bien opportune, et ressemble davantage à un désir de vengeance froide qu'à un appel à la justice. Ce désir-là peut s'expliquer : la société de 2019 n'a plus rien à voir avec celle du siècle dernier. 
À l'époque, il était très éprouvant pour une femme victime d'agression sexuelle d'aller porter plainte dans un commissariat. Elle ne pouvait que garder secrète cette souillure intime. Une souillure qui s'est nourrie au fil des ans de la rancœur ressentie à l'égard de la société en général, et envers  son agresseur, en particulier. Privée de procès en justice  celle qui se sent flouée fait alors appel à la vindicte populaire.  

Le problème demeure, pourtant : si aujourd'hui aucune plainte en justice ne peut être déposée contre quiconque, en raison de l'ancienneté de la date des faits présumés, chacun et chacune peut à loisir dire tout et n'importe quoi pour salir n'importe qui. Une telle dénonciation arbitraire est souvent suivie de mouvements de foule, par définition incontrôlables. C'est ainsi que les devantures des magasins en arrivent à être brisées...

Dans le cas d'une personnalité aussi proéminente que Roman Polanski, et au regard de son histoire, le pavé lancé dans la vitrine médiatique fait forcément des dégâts. Et encore plus au moment de la sortie de ce film : J'accuse, qui rappelle l'acharnement d'un peuple contre un officier juif, faussement accusé de haute trahison.   



On me dira aussi : comment séparer l'homme de l'œuvre, en citant le cas de Céline. 
Là n'est pas la question, à mon sens. La différence est claire. 

Roman Polanski est un immense artiste, un réalisateur courageux, dont le travail n'a jamais sali personne : il n'a jamais vilipendé ni insulté quiconque au nom d'une idéologie, jamais incité personne à haïr son prochain, au contraire. 

Si (et, j'insiste, cela reste à prouver) l'homme a déraillé à quelque moment de sa vie, pour des raisons que tout tribunal prendrait en compte – ailleurs qu'aux États-Unis, dont nous rejetons volontiers la bigoterie —, il me semble que ce même homme devrait bénéficier de circonstances atténuantes.  

Qui sommes-nous pour crier haro sur quelqu'un, sans lui permettre de se défendre ? Qui sommes-nous pour prendre la place des juges ? Qui sommes-nous pour jeter en pâture aux vautours, pour ne pas dire aux chiens, l'intégrité d'un homme (ou d'une femme, d'ailleurs) ? Quel droit avons-nous de condamner Roman Polanski, de boycotter son travail d'artiste, quand quelqu'un d'aussi respectable dans sa douleur que Nadine Trintignant le considère comme une victime ? 

J'ajouterais que, peut-être, le contexte actuel d'antisémitisme croissant n'est pas, non plus, à occulter, dans cette affaire-là ... 

J'ai conscience que cette prise de position va heurter nombre de personnes bien intentionnées, et me valoir des  insultes d'autres, mais si je la publie, c'est parce que mon travail de recherches sur la Shoah me permet de mieux comprendre la brutalité que celle-ci a pu engendrer chez certaines victimes survivantes. Il est arrivé que des hommes reconnus à présent comme des héros de la survie aient commis des gestes brutaux, inconvenants. Pour autant, on continue d'admirer leur participation au travail de mémoire, et de célébrer la leur. À juste titre. 

Roman Polanski a décillé les yeux de millions de gens. Ses films sont autant de fenêtres ouvertes sur diverses tragédies humaines. Faisant fi des obstacles, il nous a offert, par la grâce de son art, sa vision du monde, et de l'histoire. La mer au-delà des barreaux, une vision qui nous a inspirés. 

Pour toutes ces raisons, je me refuse à lui lancer la moindre pierre. 

* * * * * *

*Vous pouvez lire ici la chronique que j'ai écrite sur le film J'accuse, pour le web-magazine Jewpop.
Et la chronique de Laurent Sagalovitsch, qui rejoint la mienne, écrite au même moment. 


* * * * * *

N.B. Certains se souviendront peut-être aussi du superbe film d'André Cayatte "Les risques du métier" (1967) avec Jacques Brel dans le rôle d'un l'instituteur accusé à tort "d'outrage aux bonnes mœurs" par l'une de ses jeunes élèves. 









4 commentaires:

  1. Tout à fait d'accord avec toi en ce qui concerne Roman Polanski.

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  2. Enfin un commentaire courageux même s'il va à l'encontre d'une "mode"un peu trop facile à adopter

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  3. J'ai eu presque (pas aussi bien exprimés !)les m"m"s propos hier soir au cours d'une réunion en tre amis. Je suis totalement d'accord et je ne comprends pas que les gens s'empressent de rentrer dans la brèchede la réaction violente au lieu de prendre un peu de recul et de réfléchir !!!Je suis absolument pour le respect des femmes et contre toutes incivilités à leur égard de quelque ordre que ce soit et ce n'est en aucun cas pardonnable... mais ressortir des affaires après tout ce temps juste par opportunisme me gêne vraiment beaucoup et nous donne à réfléchir sur le but réel de cette action.

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  4. Merci de dire aussi bien ce que nous devons être nombreux à penser. Et que celui qui n(a jamais pêché jette la première pierre.

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