C’est quoi ce mot là, qu’aucun de mes dictionnaires ne contient ? Il y serait coincé entre immémorial et immense, entre le passé et le vaste avenir, mais rien à faire, j’ai beau le chercher, il n’y est pas. Il est ailleurs.
Il fallait un allumé de la langue
française comme Albert Bensoussan pour l’inventer, et le rendre aussi palpable
et riche de sens. Mais intraduisible, ce qui est le comble venant d’un
traducteur aussi talentueux.*
Qu’à cela ne tienne, on va faire
comme si on savait de quoi il est question, d’autant que quelques pages de
l’ouvrage qui porte ce titre ont vite fait de nous éclairer sur le propos de
son auteur.
Tout dans ce livre tourne autour
de la mémoire. Celle des hommes, qui remonte aux temps bibliques où Abel meurt
de la main de son frère Caïn – et l’écho de ce meurtre se fait entendre dans
l’Algérie en guerre qui voit s’entretuer des frères sémites, au mépris de toute
logique. La mémoire de ce pays perdu hante Albert Bensoussan, mais aucune haine
ne suinte de ses souvenirs, rien que le plaisir jouissif d’une enfance passée à
Alger, et la nostalgie d’un temps à jamais révolu. Comme l’est, de toute façon,
celui des jeunes années, celui passé à désirer telle ou telle, à étudier ou
même à obéir aux injonctions de la mère patrie, cette France tant aimée. En effet,
autant que la femme adorée, mère (au nom revendiqué de France, en lieu et place
de Aïcha) ou amante (au nom créé de Marlé), c’est la France qui colle à la
mémoire d’Albert. La France et ses auteurs, la France et sa langue.
On pense, en le lisant, à Romain
Gary, si épris de cette terre d’accueil, et de ses écrivains, mais aussi à tous
les réfugiés qui en ont célébré les valeurs, avec, parfois, la foi du
charbonnier.
Pour Albert Bensoussan, la langue
française se mêle donc aux langues aimées – l’arabe environnant, le castillan,
le catalan de son épouse, l’hébreu de son père -, en une guirlande sonore qui l’attache
aux êtres qui les parlent, tout autant qu’aux lieux qu’ils ont hantés. Alger,
Rennes, l’Algérie, la Bretagne, l’Espagne, la Catalogne ne sont que des noms
transportés par un exilé qui les fait siens en les fondant au creuset du
français. Tant est si bien que les endroits cités, eux-mêmes, semblent ne pas
avoir d’existence propre, hors la parole de celui qui les nomme. Plus biblique,
il n’y a pas !
Quiconque a navigué entre
plusieurs langues sera sensible à ce chant d’amour. L’Immémorieuse, ici, est celle qui oublie à petit feu, mourant de
page en page, mais qui, ce faisant, oblige celui qui l’accompagne à se
remémorer le meilleur du passé, à le savourer, et à mettre des mots dessus, par
instinct de survie, parce que, comme il est dit : « L’écriture nous
sauve ».
Albert Bensoussan nous avait déjà
émus aux larmes avec Faille, paru l’an
dernier. Ce dernier livre nous entraîne de la vie à la mort, de la vie à
l’amour, du verbe à la vie. Nous sommes, en le refermant, au-delà de l’émotion.
Jorge Semprun a écrit « l’écriture ou la vie ». Pour moi, comme
pour Albert Bensoussan, je crois, l’écriture est la vie. Mémorieuse, je ne souhaite oublier rien.
Albert Bensoussan. L’Immémorieuse.
Éditions Apogée.
ISBN 978-2-84308-400-6
13€
*Albert Bensoussan est, avec
Anne-Marie Casès, le traducteur en français de Mario Vargas Llosa.
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